Comptes-rendus d'événement
La plupart des régimes autoritaires sont largement parvenus à museler les mouvements de protestation, Seule la Tunisie semble surnager et être engagée dans un processus de transition pactée entre les différents acteurs politiques. Dans une telle configuration, il s’agira de s’interroger sur les modalités du déploiement des relations entre la justice et le pouvoir politique ces dernières années en Algérie, au Maroc et en Tunisie, autrement dit dans des pays du Maghreb connaissant des dynamiques politiques divergentes.
Le terrain maghrébin post-révolution tunisienne se présente comme un terrain particulièrement propice à de telles interrogations. Durant la première journée du colloque, la question de l’inscription de la justice dans le jeu politique et son éventuelle autonomisation, ainsi que les mobilisations des professionnels du droit, ont été abordés par les participants. Malek Boumédiene, le premier intervenant, a fait état des lieux de l’institution judiciaire dans la Tunisie post-révolutionnaire, alors que Abderrahim El Maslouhi, à sa suite s’est intéressé aux logiques politiques qui sous-tendent la thématique réformatrice de la justice dans le Maroc de Mohamed VI. Il a notamment mis en valeur le fait que le poids de l’héritage institutionnel et l’antagonisme des acteurs, des enjeux et des objets de la réforme expliquent les deux caractéristiques majeures de des relations en justice et politique au Maroc.
L’intervention d’Abderrahim El Maslouhi a été prolongée, dans le cas du Maroc, par celle de Mhammed Belarbi qui s’est centrée sur l’articulation entre engagement professionnel et logique militante de la magistrature marocaine depuis 2011. L’intervenant a montré que la politisation récente de la magistrature a surtout concerné la nouvelle génération des juges. La refondation du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) en Tunisie est également au cœur de la problématique de l’indépendance de la justice. Elle a suscité de violent conflits entre les deux principaux corps de l’appareil judicaire, le barreau et la magistrature.
Les contributions de Rabeb Ayari et d’Eric Gobe portent précisément sur les enjeux et les conflits qui sont apparus à propos de la création du CSM. Ces deux interventions ont montré combien les deux corps professionnels véhiculent deux conceptions divergentes de la composition et des missions d’un CSM. Eric Gobe a centré son intervention sur le positionnement des avocats vis-à-vis de la refondation du CSM. A l’opposé, Rabeb Ayari fait valoir que les magistrats ont bien développé une conception divergente des avocats des missions du CSM. Les organisations professionnelles de magistrats adhèrent à un référentiel plutôt large quant à son rôle : le CSM, le mieux à même de garantir l’indépendance de la fonction de juger, est une autorité publique constitutionnelle, incarnation du pouvoir judiciaire qui, outre les compétences relatives à la nomination, à la carrière et à la discipline des magistrats, disposerait d’attributions en matière de formation, d’inspection et de gestion de l’appareil judiciaire.
L’analyse du processus de rédaction du chapitre V de la Constitution par Joseph-Désiré Som I débouche sur la conclusion que le passé introduit un biais dans les relations entre institutions, et entre pouvoirs qui rend la revendication d’autonomie professionnelle de la magistrature suspecte aux yeux d’une partie des élus : victimes de l’appareil judiciaire du régime de Ben Ali, véritable bras armé de l’État autoritaire coercitif, les députés du mouvement islamiste d’Ennahdha ont largement vu dans la revendication de l’indépendance du pouvoir judiciaire l’expression d’une volonté de s’affranchir de tout contrôle. Au final, toutes les luttes autour de l’autonomie du pouvoir juridictionnel s’inscrivent dans le champ plus large de la détermination de la trajectoire politique de la Tunisie post-Ben Ali.
Les conflits autour de l’indépendance de la justice sont également très prégnants dans un Etat comme l’Egypte qui connaît une réaffirmation de l’Etat autoritaire. Nathalie Bernard-Maugiron s’intéresse précisément aux rapports entre justice et politique dans l’Egypte post-coup d’Etat militaire de juillet 2013. Quant à Jean-Philippe Bras, il note que certaines branches de la justice ont eu par leurs décisions juridiques un impact non négligeable sur le déroulement même de la transition politique. C’est précisément le cas de la justice administrative qui a été l’un des acteurs décisifs de la conservation de cette chaîne du droit dans le processus transitoire.
Les propos de cadrage tenus par Marouane Laouina sur le Maroc illustrent la proposition selon laquelle la professionnalisation de la justice transitionnelle participe d’une déradicalisation politique de certains opposants en leur donnant l’occasion d’une reconversion militante.
L’intervention de Zakaria Rhani prolonge celle de Marouane Laouina. En effet, il remarque qu’en dépit de la volonté affichée par le régime marocain et les avancées réalisées, l’approche de l’Instance Equité et Réconciliation (IER) reste assez sélective – ce qui explique les nombreuses critiques qu’elle affronte de la part des victimes. Le même raisonnement vaut pour le programme de « réparation communautaire » défini par l’IER et étudié par Frédéric Vairel. La réparation communautaire consiste en un programme de développement socio-économique et culturel en faveur de différentes régions touchées par la répression dont les populations perçoivent leur marginalisation économique et sociale comme étant liée à la perpétration de « violations graves des droits de l’homme ». La contribution de Chérif Ferjani s’inscrit délibérément dans une analyse comparée des expériences marocaines et tunisienne de justice transitionnelle. Au Maroc, la justice transitionnelle relève d’un processus d’ouverture du système politique, certes sous la pression de facteurs externes et internes agissant dans le sens de la rupture avec « les années de plomb », mais à l’initiative du Palais et de façon maîtrisée par le pouvoir qui voulait anticiper un changement devenu difficilement évitable afin d’éviter la radicalisation de la contestation.
En Tunisie, l’expérience s’inscrit dans le cadre d’une rupture de type révolutionnaire avec l’ancien régime : la fuite-chute du chef de l’Etat, à la suite d’un soulèvement populaire qui a embrasé le pays, la dissolution de l’ancien parti-Etat, de l’Assemblée nationale et du gouvernement qui en était issu, l’abrogation de la constitution et l’organisation d’élections constitutionnelles pour édifier une « Deuxième République ». C’est ce que conclut Meriem Guetat en tentant de mieux sérier la notion de justice transitionnelle présentée comme « une certaine conception de la justice associée aux périodes de changement politique et caractérisée par le déploiement de réponses juridiques appelées à faire face aux dépassements des précédents régimes répressifs ».
La restant des interventions (à l’exception d’une) ont porté sur différentes dimensions spécifiques de la justice transitionnelle en Tunisie. Wahid Ferchichi s’est centré dans son exposé sur les rapports entretenus entre histoire, mémoire et droit dans le cadre du processus de justice transitionnelle. Partant du constat que la loi tunisienne de 2013 relative à la justice transitionnelle confie à une instance politique officielle (l’Instance Vérité et dignité – IVD) le rôle de bâtir et d’interpréter la mémoire du passé, il remarque que la Justice transitionnelle est une affaire d’Etat : elle apparaît comme un outil politique visant à produire une mémoire collective : c’est une construction « narrative » de la nation, dont les commissions vérité de par le monde sont souvent l’instrument symbolique, et qui se bâtit autour de la mémoire souffrante des victimes.
L’IVD évoqué par Wahid Ferchichi est au centre des préoccupations d’Emna Sammari. Elle s’est proposé dans son intervention de confronter les réalisations de l’IVD avec les prérogatives qui lui sont attribuées par la loi n°53-2013 de décembre 2013 sur la justice transitionnelle. Depuis, une dialectique des rapports de force s’est installée entre ceux qui soutiennent le processus de recherche de la vérité et les poursuites pénales et ceux qui plaident pour tourner la page par une réconciliation « à l’amiable », via des mécanismes d’amnistie, tel que le projet de la loi de dit de réconciliation économique nationale.
C’est ce dernier aspect du processus de justice transitionnelle qui a été abordé par Mohammed Limam. En effet, le 20 mars 2015, le président de la République, Beji Caid Essebsi, prend la décision d’initier un nouveau dispositif censé a priori accélérer lever les barrières à un retour de l’investissement en Tunisie. Cette initiative prend la forme d’un projet de loi, connu sous le nom de « loi sur la réconciliation économique », déposé le 14 juillet 2015 à l’ARP. Le texte, composé de douze articles, prévoit l’arrêt des poursuites, des procès ou de l’exécution des peines contre des fonctionnaires publics et assimilés ayant commis des malversations financières et des détournements de fonds publics. Le projet de loi octroie par ailleurs l’amnistie aux personnes qui ont commis des infractions de change. Les hommes d’affaires, à leur tour, pourront bénéficier d’exonérations diverses relatives notamment aux infractions fiscales.
Dans les réflexions se rapportant à la politique de réconciliation en Tunisie, deux interventions ont abordé la question du traitement par les médias de la justice transitionnelle. La première, celle de Ratiba Hadj-Moussa (co-rédigé avec Samar Benromdhane) s’est proposé de réfléchir à la relecture de l’histoire en Tunisie issue de la conceptualisation et de la mise en place de la justice transitionnelle telle qu’elle est construite par les médias. Le processus de justice transitionnelle a favorisé le recours effréné au passé. La liberté d’expression, le droit de dire et de critiquer dont les Tunisiens ont été privés pendant de longues années, la prolifération des voix et l’explosion du paysage médiatique ont démultiplié les récits et offert diverses relectures de l’histoire. La Tunisie a choisi de rendre public les auditions des victimes. Or, en donnant à voir les victimes et les débats sur la justice transitionnelle, les médias construisent un savoir sur celle-ci ; savoir qui met en jeu les contenus proprement juridiques ainsi que d’autres enjeux, tels par exemple, la rétention de certaines informations historiques, la diffusion d’autres, ou la distinction entre tel ou tel type de victime.
La seconde intervention, celle d’Enrique Klaus, s’est intéressée à la publication par le service d’information du Palais de Carthage, alors occupé par la président de la République, Moncef Marzouki, d’un document intitulé « le Livre noir du système de propagande sous Ben Ali ». Enrique Klaus montre que la polémique occasionnée par ce document, ainsi que ses prolongements judiciaires mettront aux prises les tenants de deux conceptions rivales de la démocratie qui, dans le contexte de changement de régime de la Tunisie de 2013, s’adossent à deux acceptions concurrentes de la justice transitionnelle.
Les deux dernières contributions se rapportant à la Tunisie et la Libye sont apparues en décalage par rapport à la tonalité générale du colloque. L’analyse de Maaike Vorhoeve de la justice transitionnelle en Tunisie comme étant une remise en cause de ce qu’elle appelle le « droit autoritaire » a largement été critiqué. Quant à l’intervention de Mohamed Hbeel sur la Libye, elle a fait ressortir que l’actuelle guerre civile et la désintégration du système judiciaire libyen rend difficilement applicable la loi de 2012 promulguée par le Conseil national transitoire relative à l’établissement des bases de la réconciliation nationale et de la justice transitionnelle.
Last but not least, deux contributions ont porté sur un pays comprenant un processus de réconciliation sans justice transitionnelle : l’Algérie. La réconciliation en Algérie, comme le note Laetitia Bucaille relève d’un processus d’occultation des divisions de la société algérienne.
Mouloud Boumghar, à travers une réflexion sur le traitement juridique de la répression par l’Etat algérien des manifestations pacifiques de 2001 en Kabylie (125 morts et des milliers de blessés) montre également l’existence d’un processus d’occultation de la répression et de traitement récurent par l’Etat algérien des violations graves des droits de l’Homme.