Comptes-rendus d'événement
« Il faut connaître et penser le passé pour pouvoir construire des lendemains durables. » - Konrad Adenauer
S’il existe un consensus assez large dans la société et la politique tunisienne sur l’importance de la sauvegarde et la mise en valeur du patrimoine naturel et culturel, la réalisation de cette ambition implique des enjeux de taille, tant sur le plan matériel qu’immatériel, nécessitant le concours de nombreux acteurs, étatiques et non-étatiques. En invitant des intervenants représentant une large panoplie d’institutions et de domaines différents, la KAS et le FOAP avaient pour objectif de générer un large débat entre experts et société civile quant aux questions liées aux défis et opportunités qui se présentent à la Tunisie dans ce domaine. Ainsi, le panel était composé du professeur Mohamed-El Aziz Ben Achour, historien et ancien Ministre de la Culture et de la sauvegarde du patrimoine, le professeur Faouzi Mahfoudh, Directeur général de l’Institut national du patrimoine (INP), M Habib Ammar, PDG du groupe Sousse Nord Port El Kantaoui, Mme. Achraf Bahri Meddeb, architecte et urbaniste, ainsi que Dr. Lotfi Belhouchet, directeur du musée archéologique de Sousse. La modération du débat a été assurée par M. Khaled Ben Abdessalem, consultant en développement urbain.
« Le patrimoine est un monstre qu’il faut nourrir » - Prof. Faouzi Mahfoudh
Les difficultés liées à la question de l’entretien, de la sauvegarde et de la mise en valeur du patrimoine ne sont pas uniquement d’ordre pratique ; elles coemmencent lorsqu'ils s'agit de définir le terme « patrimoine ». En effet, les intervenants ont souligné que cette définition n’a cessé de s’élargir et englobe aujourd’hui les dimensions matérielle et immatérielle, mobilière et immobilière du patrimoine. Ainsi, outre les 1200 monuments et sept sites inscrits à l’UNESCO, le patrimoine tunisien comprend aujourd’hui aussi le savoir-faire des artisans, la musique ou encore l’écriture.
Le résultat de cette évolution est un besoin croissant de moyens financiers et humain pour entretenir ce patrimoine. Or, les ressources disponibles pour les deux institutions à qui incombe ce travail, à savoir l’Institut national du patrimoine ainsi que le ministère de la Culture, se font aujourd’hui de plus en plus rares. La nouvelle loi des associations de 2011, aurait aussi largement limité l’octroi d’aides financières par les pouvoirs publics au profit des associations culturelles, ce qui aggraverait la situation déjà précaire de ces acteurs dont la contribution à l’entretien du patrimoine est primordiale, à l’image de l’Association de Sauvegarde de la Médina de Tunis. Au-delà des contraintes budgétaires nationales, le manque de financements serait également dû à une perte de confiance des bailleurs de fonds internationaux qui allouent de moins en moins de fonds à la Tunisie pour les projets de sauvegarde du patrimoine.
Cependant, les défis ne sont pas seulement d’ordre financier. À travers leurs exposés, les intervenants ont également souligné une perte de compétences et de savoir-faire dans les domaines de la restauration de monuments historiques et de l’artisanat. Afin de promouvoir le patrimoine tunisien, les intervenants proposent d’établir un nouveau manuel de nomenclature du savoir-faire artisanal et d’instaurer un concours du meilleur artisan tunisien. Par ailleurs, la centralisation à excès de la gestion des biens culturels engendrerait des inefficiences dont les coûts viennent encore davantage greffer les budgets des institutions culturelles. À ce niveau, il serait nécessaire de réévaluer le partage des compétences entre le niveau national, régional et local.
Enfin, ce sont aussi des questions identitaires auxquelles est confronté le patrimoine tunisien : à Jendouba et à Sfax, des monuments de l’ère coloniale auraient été détruits ou détériorés avec la complicité de certaines parties de la société favorables à l’effacement des symboles de cette époque. Ces événements posent la question du périmètre du patrimoine tunisien : quelle est la partie de l’héritage historique qui peut légitimement être considérée comme « nationale » et qu’est-ce qui doit être qualifié « d’élément étranger » ? Est-il possible et souhaitable de faire cette distinction et d’effacer les traces du passé ? Ces monuments ne représentent-ils pas une opportunité pour nous confronter à notre histoire et réfléchir aux événements du passé qui ont indéniablement façonné notre présent ? Selon les intervenants, permettre aux citoyens d’acquérir les clés d’analyse et de compréhensions de ces enjeux doit aussi être le rôle du système éducatif et de l’éducation muséale.
Si la sauvegarde et l’entretien du patrimoine ont un coût non négligeable, la mise en valeur de cet héritage peut aussi générer des revenus. Ainsi, le développement du tourisme culturel en Tunisie présente un fort potentiel encore sous-exploité. Cela est dû à une stratégie donnant la priorité au tourisme balnéaire « low-cost », mais également à un manque d’efforts de marketing. En effet, il ne suffit pas de posséder un patrimoine pour être une destination culturelle, il faut savoir vendre le produit. Selon les intervenants, la Tunisie pourrait déployer davantage d’efforts dans ce domaine pour faire évoluer ses revenus issus du tourisme qui représentent aujourd’hui 7% de son PIB et génèrent 400 000 emplois.
Au final, tous ces enjeux, défis, mais aussi opportunités, dépendent de domaines et d’acteurs si divers, que le patrimoine ne peut aujourd’hui plus dépendre de quelques institutions seulement mais doit faire l’objet d’une stratégie nationale holistique.